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Au combat contre l’invisible

Matin du vendredi 28 novembre, dans la région d'Arab Ejbur 

(sud-est de Bagdad)

« Là ! Regarde. » Nos yeux explorent la ligne d’arbres à cinq cents mètres, sans rien voir. Le soldat Ali Abed s’énerve : « Mais si, là ! » Deux silhouettes sur un toit s’évanouissent. Difficile de croire qu’on est en sécurité, sur la terrasse de ce poste militaire bordée en ses angles de positions de tir. La végétation est impénétrable à quelques mètres. Un milicien épaule son fusil de sniper Dragunov. Plus rien. Sauf la désagréable sensation d’être épié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le commandant de la « Kata'eb Al Imam Ali » (Brigade de l’imam Ali) avait prévenu : ici, nous sommes tous des intrus. La région d’Al-Dora et ses sous-régions d’Arab Ejbur et Bo’Aitha, sur les rives du Tigre, n’est qu’à quelques kilomètres du centre-ville de Bagdad. Et pourtant, suinte l’impression d’être en territoire ennemi. Depuis la chute de Saddam Hussein en 2003, la zone est devenue le foyer de l’insurrection sunnite, liée à Al-Qaïda. Chrétiens et chiites ont fui. L’organisation Etat islamique y a trouvé un terreau fertile. Pas de front, ici. L’insurgé est abrité partout, bon gré mal gré, par des populations partagées entre le soutien et la terreur.

 

Le lieutenant qui tient le poste militaire prend son fusil M4, de facture américaine, et le brandit sous notre nez : « C’est avec ça qu’on va les repousser ? Ce fusil est vieux. Et je n’ai rien d’autre. » La troupe ne présente pas un uniforme semblable. Aucun n’a de casque et les gilets pare-balles sont en option. Ici, on doit sûrement compter ses balles avant de tirer.

 

« Huit hommes sont morts dans mon unité il y a un mois, poursuit le lieutenant. Il est impossible de quadriller le terrain, nous ne pouvons que défendre notre position. On manque de tout. » Il sort une pile entourée d’adhésif et reliée à deux fils : « Voilà contre quoi on combat. » La bombe artisanale est d’une simplicité confondante. Et efficace avec ça. Le lieutenant tend son portable. « C’était il y a trois jours, l’engin a explosé sur le bord de la route », résume laconiquement le commandant. Sur la sale vidéo, à côté de deux chiens morts, un jeune soldat, les yeux ouverts, contemple le ciel. Les viscères à l’air.

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« Des centaines de recrues ont été envoyées

sans aucun entraînement »

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  « C’est avec ça qu’on va

les repousser ? Ce fusil est vieux.

Et je n’ai rien d’autre. » 

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Le colonel Kadoum Ibrahim Al Jabri reçoit, affable. « Je répondrai à toutes vos questions »,

précise le chef des brigades qui contrôlent le sud-est de la capitale.

On est surpris par la facilité avec laquelle l’organisation Etat islamique a progressé en Irak. Comment l’expliquer ?


« Au début de l’attaque de Mossoul (le 9 juin), nous n’étions pas prêts, ni entraînés pour cela. Nous ne nous attendions pas à ce que les grandes villes tombent si vite. Daech a cru que les chiites ne viendraient pas en aide aux sunnites. Ils comptaient sur la fracture entre le peuple et l’Etat. Mais la fatwa (de l’ayatollah Al-Sistani) a rencontré un large écho. Cela a prouvé au monde l’unité du peuple. Et que les chiites défendront la terre de tous. »

Comment les soldats sont-ils entraînés ?


« Autour du 12 juin, des centaines de recrues ont été envoyées sans aucun entraînement. L’Etat a compté sur le nombre pour avoir raison de l’ennemi. On a eu entre 5 et 7% de pertes. A partir du 1er juillet et jusqu’au 5 août, nous sommes montés à une semaine d’entraînement, ça causait moins de pertes. Et ceux qui se battaient depuis le début sont revenus pour former les recrues. Aujourd’hui, on est passé à trente jours de formation. Nous avons trois mille soldats en permanence, et dix mille volontaires en attente. »

Quel avenir voyez-vous ?


« Nous gagnons en ce moment mais l’effort doit être poursuivi et maintenu dans le temps. La bataille ne sera vraiment gagnée que lorsque nos trois partis (chiites, sunnites et kurdes) s’entendront. Nous avons vécu trente ans sous la coupe des sunnites. Mais nous ne leur ferons pas ce qu’ils nous imposent. Vous savez, mes soldats ne sont pas de mauvais hommes. »

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Mourir en « chahid »

Matin du vendredi 28 novembre, 

région d’Arab Ejbur (sud-est de Bagdad)

Nous quittons le poste militaire et laissons le lieutenant avec son spleen. Le pick-up payé par le clergé chiite de Nadjaf embarque deux hommes sur sa plate-forme. La fine route est parsemée de silhouettes au regard muré. Un enfant fait un signe amical. Le véhicule s’arrête à proximité d’un groupe de quatre maisons. « C’est là que Saddam Hussein logeait ses concubines », nous glisse-t-on, dans un pays où chaque villa un peu cossue semble avoir forcément appartenu au défunt raïs.


Le véhicule s’arrête à l’orée d’une palmeraie. Une section s’engage à pied jusqu’à quelques centaines de mètres d’une palissade. De vagues bâtiments en émergent. Nous n’irons pas plus loin. « Derrière, c’est très dangereux, c’est une zone critique, avertit-il. Nous serions pris pour cibles si nous approchions. »

« A chaque fois qu’on nettoie le jour, ils reviennent la nuit pour des combats de rue. Notre zone de contrôle fait 32 km de long. Jusqu’à une période récente, nous ne pouvions même pas venir ici, à cause des snipers. »


Un homme, vêtu d’une longue chemise traditionnelle, détonne à côté des treillis. Il s’approche, s’enquiert de l’identité du visiteur. On croirait voir un paysan. Eid Razak Moussa habitait Kut, une ville située à deux cents kilomètres au sud-est de Bagdad. « J’ai 65 ans. Après avoir entendu la fatwa, j’ai pris mon arme et rejoint l’armée avec mon frère et une dizaine d'autres. Quand nous sommes arrivés sur cette zone, le 20 juin, Daech était partout. Nous sommes venus défendre notre terre. Je veux être un chahid. » Un martyr.

« Nous venons pour toi, notre ennemi. Hussein ! Hussein ! »

Il n’a pas été simple de se faire inviter dans ce nouveau camp d’entraînement des Brigades Badr. L’organisation paramilitaire la plus puissante d’Irak (plus de dix mille hommes) – et la plus redoutée – a fait du secret une culture.


Le colonel Abdul Azim Mahdi a rafraîchi l’ambiance. « Pas de photos. » Tout juste sommes-nous autorisés à interroger dans son bureau ce vétéran entré dans les Brigades Badr dès 1982. Un poster au mur montre le visage grave de l’ayatollah Khamenei, le guide suprême iranien. « Nous avons 800 recrues en ce moment, décrit-il, mais 3 000 hommes sont sur liste d’attente. La plupart ont une vingtaine d’années et nous arrivent sans formation militaire. Nous les formons avant tout pour le soutien, mais il est difficile de les arrêter. Certains profitent de leurs vacances pour continuer le combat. »


Pendant des mois, les miliciens envoyés au front n’ont jamais reçu la solde promise par le gouvernement. Pourtant, les soldats n’ont pas quitté leur poste, habités par leur mission divine, assure-t-on. Le retard aurait été comblé depuis. « Ils ont reçu quatre mois de solde, affirme un instructeur. 750 000 dinars par mois (500€). » Pour compenser ce fonctionnement erratique, les miliciens ont pris l’habitude de faire des allers-retours entre le front et l’arrière, où ils reprennent périodiquement leur travail.


Dehors, les recrues courent. Des chants s’élèvent du peloton. « Nous venons pour toi, notre ennemi. Hussein ! Hussein ! » Ils passent à intervalles réguliers devant deux sépultures : Ali Adib Abed Zaid et Ali Ahmad Salah, 25 ans tous deux, tombés à Jorf Al Sakhar, à l’ouest de Babel, le 8 octobre.

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« Les Etats-Unis et l’Europe

n’ont pas donné une balle aux chiites »

Hassan Al-Sahari, leader du Harakat Al Jihad Wal Bina’a (« mouvement de lutte et de construction »), est un vieux briscard des milices et de la politique. Mais, contexte oblige, c’est en tenue militaire que cet ancien député et ex-ministre de la Marine de Nouri Al-Maliki, reçoit dans son salon. Drapeau irakien en évidence.

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Comment est né votre mouvement ?


« Il prend racine dans la lutte armée contre Saddam Hussein, au début des années 80. Il s’appelait alors le Hezbollah (le parti de Dieu, à ne pas confondre avec le Hezbollah libanais). Le nom a été choisi par Mohammad Baqir Al Hakim (« père » des brigades Badr, tué dans un attentat en 2003). Nous avions alors 17 groupes, forts de six mille hommes. Durant cette période, qui a vu Saddam Hussein assécher les marais pour nous combattre, nous n’avons pu compter que sur l’Iran, qui a accueilli les réfugiés et les a aidés. Beaucoup de gens du sud irakien aiment l’Iran pour ce soutien. Ce n’est pas qu’une histoire de culture ou de religion.

Après la chute de Saddam Hussein en 2003, nous avons déposé les armes. Nous sommes entrés en politique. Je suis moi-même devenu député au sein du premier Parlement en 2005. Notre mouvement n’a pris son nom d’Harakat Al Jihad Wal Bina’a qu’en 2011. Il compte aujourd’hui 2 500 soldats. »

On vous dit sous influence de l’Iran, que répondez-vous ?


« Quand Daech est arrivé aux portes de Bagdad, seul l’Iran nous a aidés. On nous reproche la présence de Qassem Soleimani (chef de la Force Al-Qods, troupes d’élite iraniennes) sur le terrain. Et alors, des photos ont été prises aussi avec des conseillers américains ! L’aide américaine et européenne est insuffisante et intéressée. Ces pays n’ont pas donné une balle aux chiites. Les Iraniens, eux, ont organisé un véritable pont aérien pour nous armer. Les chiites ont été abandonnés. Pourquoi avoir attendu deux mois avant de secourir Amerli ? Pourquoi ne pas avoir aidé les habitants de Tal-Afar ? 

Les Américains ne regardent que ce qui se passe chez les sunnites. Les Iraniens sont venus en tant que conseillers (ce qui a été démenti par le raid aérien de deux F4 Phantom iraniens début décembre). Nous leur avons dit de ne pas mettre leurs mains dans notre politique. Les Américains ont aidé Daech en Syrie. Daech est entré en Irak avec des armes américaines. Pourquoi se soucierait-on des Etats-Unis. »



Le gouvernement de Nouri Al-Maliki n’est-il pas aussi responsable de la crise actuelle ?


« Son manque de résultats a certainement conduit certains sunnites dans les rangs de Daech. Mais je crois davantage dans l’action d’anciens membres du parti Baas (fidèle à Saddam Hussein), qui ont perdu tous leurs avantages avec l’arrivée d’Al-Maliki. L’armée, encadrée par d’anciens officiers baassistes, s’est effondrée à cause de ça. Par ailleurs, on sait que les pays du Golfe aident les mouvements sunnites à saboter le processus démocratique en Irak. Pour eux, il est inconcevable que l’Irak ne soit pas gouverné par des sunnites. Cela faisait mille quatre cents ans que c’était ainsi. »

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Dans la Vallée

de la paix

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Matin du dimanche 30 novembreà Nadjaf

Ils se frappent la poitrine à s’enfoncer les côtes, hurlent des prières, pleurent à chaudes larmes. Dans les rues qui entourent le dôme doré du mausolée de l’imam Ali, gendre et cousin du Prophète, les pèlerins s’écartent sur le chemin de ce cortège bruyant d’hommes en uniforme ou vêtus de noir. Ils portent sur leurs épaules le cercueil ouvert d’un des leurs, tombé il y a trois jours. Il inspectait une maison, la bombe cachée a explosé.


​Tandis que ses proches, à l’avant du cortège, brandissent son portrait, ses compagnons d’arme l’emmènent jusqu’au cœur du mausolée. Ils veulent le montrer au premier imam, qu’il le reconnaisse avant qu’il soit enterré. Ce nouveau « chahid » est accompagné par une foule jusqu’à sa future demeure. Là où la ville des vivants s’achève pour laisser place à la cité des morts. « Wadi us salam », la Vallée de la paix, le cimetière de Nadjaf. On parle de millions de tombes mais qu’en sait-on vraiment ?

Le dernier avant-poste

Vendredi 28 novembre après-midi,

région de Bo’Aitha

La végétation s’éclaircit soudain. Une route cahoteuse court au milieu de champs brûlés par le soleil. Au milieu de ce paysage lunaire, des carcasses de véhicules montrent des perforations de toutes parts, comme si des termites gigantesques s’étaient attaqués à elles. Le pick-up stoppe au pied d’un monticule irrégulier sur lequel on devine deux postes de combat. « C’est le dernier avant-poste, explique le commandant. Vous voyez la ligne d’arbres, à 500 m ? Ils sont là. Au-delà, nous ne contrôlons plus rien. »

 

Au sommet, deux soldats aux allures de gamins des rues saluent l’officier. Avec leur Kalachnikov aussi grande qu’eux, ils offrent le spectacle tragique d’un rempart qu’on sait sacrifiable. « Nous pensons que le quartier général de Daech est mobile. C’est pourquoi ils opèrent toujours par de petites attaques, jamais deux fois au même endroit. On a enregistré trois attaques ce mois-ci. »

L’ambiance entre les hommes est étonnamment décontractée. Encouragés par la présence d’un journaliste, ils se prennent en photo avec leur mobile tout en riant. Jusqu’à ce que des coups de feu retentissent. La scène se fige. Un soldat se précipite au poste fortifié pour observer la menace. Dehors, droit comme un « I », le commandant rit franchement. « Ils sont loin ! » On dirait le colonel Kilgore dans Apocalypse Now, humant l’odeur du napalm. Une deuxième salve plus violente interrompt son rire. Il frappe dans ses mains, l’air de dire : « Bon, on y va ? » Il est temps de rentrer.

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REDACTION et PHOTOGRAPHIE

Julien LECUYER

 

DIRECTION ARTISTIQUE

Quentin DESRUMAUX

 

DIRECTEUR DE LA REDACTION

Jean-Michel BRETONNIER

 

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Nos plus profonds remerciements pour leur aide

au seyed Salah Al-Hakim, à Mohammed Al-Karaishi,

au Doctor Ahmad, de la Orphan Charity Foundation...

et à nos deux inépuisables traducteurs

"Abu Ahmad!" et Mohammed Ridha.

UN GRAND REPORTAGE

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On dénombre à l’heure actuelle en Irak une trentaine de milices, pour la majorité d’obédience chiite. Les cinq principales milices chiites (Brigades Badr, Asaib Ahl al-Haq, Kataib Hezbollah, les brigades de Moqtada Al-Sadr et celles liées à la famille Al-Hakeem, les brigades de l’imam Ali et Harakat Al Jihad wal Bina’a notamment) sont censées se coordonner avec l’armée régulière irakienne. Il est prouvé qu’elles se réfèrent aussi pour leur engagement à Qassem Soleimani, chef des Forces Al-Quds, les troupes d’élite iraniennes. Une ingérence que des personnalités politiques, tel que l’ancien Premier ministre Iyad Allawi, laïc, dénoncent.


Coupables d’exactions à l’égard des sunnites, les milices traînent derrière elles une odeur sulfureuse depuis 2003. En août, des éléments d’Asaib Ahl al-Haq, selon Human Rights Watch, ont encore été accusés d’avoir massacré 34 personnes dans la province de Diyala (nord-est de Bagdad). Se pose également la question de leur avenir. L’organisation Etat islamique défaite, les milices déposeront-elles les armes ? Les optimistes évoquent l’exemple de l’Armée du Mahdi, mise en sommeil après le relatif éloignement de la scène de son leader Moqtada Al-Sadr. Mais il est clair qu’en Irak, les ambitieux gardent toujours leur bras armé.

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Une batterie, deux fils, des contacteurs...

Les bombes artisanales placées par l'Etat islamique sont d'une redoutable simplicité.

L'auteur à gauche avec "Abu Ahmad!"

(3e à partir de la gauche) et "Doctor Ahmad" (4e), au sommet du dernier

avant-poste.

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